par Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantuta Quiros
Manuella Editions
À la fois écrivains, philosophes, théoriciens de l’art, curators, vidéastes, poètes…, les trois auteurs proposent ici une réflexion stimulante sur la possibilité d’inventer, sinon de mettre en pratique, une “pensée potentielle”, qui viendrait conjurer quatre décennies successives de tristesse et d’impuissance. “Dans les dernières décennies du XXe siècle, nous aurons connu une véritable ivresse mélancolique”. C’est de cette ivresse que “la pensée potentielle cherche à nous sortir”, grâce à cet “effort pour structurer l’espoir, lui donner des raisons, des formes, des forces”. La pensée potentielle vise à transformer “la mélancolie de ce qui ne fut pas, de ce qui aurait pu être, en une soif, une faim de ce qui pourrait être” ; réinsuffler l’étonnement, la “pensée potentielle”, dont le livre définit avec souffle le cadre théorique, veut ainsi en finir avec la négativité qui “a sapé des pans entiers de l’enfance en nous” et “a fini par condamner au silence toute joie, toute émotion première”.
Ce que vise le potentiel, c’est à réinsuffler, dans un monde saturé, l’étonnement de quelque chose qui naît”, écrit Camille de Toledo. L’espérance se rattache à cette mise à distance de la négativité qui prolifère en nous, sape nos croyances et nos espoirs. Il est ainsi temps d’adopter “un rapport potentiel” à nos vies, à nos désirs, à nos présents… Car “il manque à ce monde un principe d’expansion”, grâce auquel nous pourrons nous extraire des régimes existants de savoir et de pouvoir, qui restent des “régimes de contraintes, de dettes, de finitude, des régimes où prospèrent l’obsession apocalyptique, l’oubli du temps et la disqualification systématique de ce qui pourrait être, de ce qui devrait être, de ce qui serait”…Motivé depuis une quinzaine d’années par le souci de traduire ce désir de transformation de nos modes d’existence, d’habitation et de gouvernement,
Camille de Toledo dévoile ici ce que l’art et la pensée peuvent, par leur alliage et leur articulation, apporter à cette lutte émancipatrice. “Les salves d’avenir, dont des artistes et de nombreux penseurs témoignent aujourd’hui, constituent des indices discrets de cette expansion que nous guettons, que nous espérons”, observe-t-il.
En mars 2015, son “Exposition potentielle”, présentée à Leipzig, prolongeait son propre travail littéraire (Vies potentielles, micro-fictions ; Oublier, trahir, puis disparaître…). Imaginant à travers le dispositif ouvert et mobile de son exposition allemande (des enfants circulant avec des arcs et des flèches) une possibilité d’imaginer un “Bartleby des temps nouveaux”, Camille de Toledo voudrait transformer le refus du héros de Herman Melville, Bartleby, (le “préférerais ne pas” de son “I would prefer not to”) en un conditionnel (“je pourrais”). Ce passage de la négation au conditionnel de possibilité désigne précisément le geste de la pensée potentielle. Dans l’espace de l’exposition, les enfants couraient avec un arc ; “Nous photographions leurs cavales, leurs volte-face, et chaque flèche que nous parvenions à suivre était, pour nous, matériellement, une possibilité d’avenir.”
L’usage qu’il est possible de faire de l’espace de l’art fut lui aussi réfléchi en 2015 par Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, fondateurs de la plate-forme curatoriale “le peuple qui manque”, dans un projet à Chicago dédié à l’histoire afro-américaine “a government of times”. Pour les trois complices, la pensée potentielle convoque donc d’abord une discipline du regard, un “détour des yeux”, pour échapper à la contemplation des ruines. Or, “les multiples ressorts de ces transformations sont déjà là, potentiellement”. Il s’agit d’en prendre acte et surtout d’y être attentif, suffisamment en tout cas pour capter et faire proliférer le potentiel subversif de chaque frémissement et de chaque élan. “Désécrire les futurs”. La pensée potentielle redéfinit ainsi le “moderne”, non comme ce qui coupe avec le passé, mais “comme la somme de tout ce qui relie”. “Non comme ce qui accélère des interdépendances de sujets existants, mais comme ce qui produit des conjonctions nouvelles d’existences, des sujets en devenir”. La pensée potentielle invite ainsi non à se couper du passé, mais au contraire à le “rouvrir”, “y voir l’inachevé, les promesses qui n’ont pas été réalisées”, et par ce nouveau rapport au passé, ramener des possibilités dans le monde et de tourner la page de l’époque des fins”.
Très beau, à la fois dans la manifestation d’un désir politique haletant et dans l’expression formelle, enlevée, de ce désir, mais aussi symptomatique de l’existence réactivée des ponts entre le monde de l’art et le monde de la pensée, ce manifeste artistique et philosophique s’inscrit dans un moment historique précis, défini par la nécessité de redéfinir notre rapport au temps, au présent autant qu’à l’avenir. En finir avec la postmodernité qui nous a convaincus que les grands récits, c’est-à-dire les belles promesses, étaient définitivement répudiés ; se réconcilier avec le contemporain, compris comme un présent plein de multiples potentialités émancipatrices, à opposer à tout ce qui tend encore à les miner ; retrouver des formes et des forces pour échapper à tout ce qui, autour de nous autant qu’en nous, ruine la possibilité d’un rêve général : les pistes qu’esquisse ce beau livre nous invitent à courir avec leurs auteurs, comme une course contre un temps enfin délivré de sa noirceur stérile.
Plutôt que de montrer, en position de surplomb, la voie – posture potentiellement aussi naïve qu’autoritaire –, Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantuta Quiros préfèrent écouter les voix qui, dans leur écho fragile, portent à croire, enfin, qu’un autre monde est possible. Ce n’est pas d’un salut que Les Potentiels du temps décrit la nécessité, mais d’un saut ferme et agile vers ce que nous ne connaissons pas, vers un espace-temps dont nous chérissons l’avènement, comme un événement majeur à venir ; un saut dont l’élan se déploiera à la croisée de l’art et de la pensée..
par Élie During, Dominique Gonzalez-Foerster, Donatien Grau, Hans-Ulrich Obrist
Manuella Editions
Le terme « curating« , qu’on traduit souvent par commissariat d’exposition, n’a pas de véritable équivalent en français. Dans cette conférence tenue à l’École normale supérieure de Paris, il apparaît que l’essentiel du travail du curator réside dans la discussion avec les artistes et la maïeutique de la pensée. Au fil de cet échange entre un philosophe, un curator et une artiste, de nombreuses autres voies sont explorées : créations d’espace, dispositifs, paradigmes du théâtre, de la performance ou même de l’opéra. Une interrogation sur les pratiques contemporaines de l’exposition.