Monument ou moviment ?
Bernadette Dufrêne, Les cahiers de médiologie n°7 1999/1
Bernadette Dufrêne, auteur d’une thèse sur Pontus Hulten, enseigne à l’université Grenoble-II.
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Dans ce mot proposé par Francis Ponge
(L’écrit Beaubourg, Paris, Éditions du Centre), l’idée de mouvement, de vie s’attache à celle de monument. Quand Beaubourg forme notre mémoire, ce n’est pas seulement par la beauté de l’architecture, beauté à la fois historique et intemporelle, mais comme « accélérateur culturel », lieu d’échanges avec l’environnement urbain, national, international et entre différents modes de culture. Beaubourg comme moviment agit comme « un jeu de reflets », selon l’expression de Pontus Hulten. L’idée des architectes était de faire de Beaubourg un monument plus « ouvert » que les autres, c’est-à-dire transparent à la société, poreux à l’actualité et aménageable pour l’avenir.
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Beaubourg transparent à la société : tout est fait, on l’a vu, pour que le public se sente chez lui. . La société se donne à elle-même le spectacle de sa progression et de sa participation.
Beaubourg poreux à l’actualité : Sandberg aimait à décrire son musée idéal comme « le grand magasin de l’actuel ». Beaubourg fait partie de ces monuments liés non pas exclusivement au passé mais à l’actualité. Ils sont les lointains héritiers des bâtiments constructivistes rêvés par les architectes soviétiques auxquels l’exposition Paris-Moscou rendit hommage en 1979, en opérant une intéressante « mise en abyme » par la présentation des maquettes du monument à la IIIe Internationale de Vladimir Tatline et de l’immeuble de la Pravda, à Leningrad, d’Alexandre Vesnine. L’essayiste Nicolas Pounine avait écrit à propos du projet de Tatline : « Un monument doit vivre de la vie politique et sociale de la ville et la ville doit vivre de lui. »
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Il avait également salué l’avènement d’un « nouveau type de constructions monumentales réunissant formes artistiques pures et formes utilitaires (cité dans Troels Andersen, Art et poésie russes, Paris,…) » et la résolution du « problème le plus complexe de la culture : la forme utilitaire apparaît comme une forme artistique pure ». Dans un texte légèrement antérieur intitulé Des Monuments (1919), le même Pounine voyait deux principes au monument de Tatline : d’une part, « les éléments du monument sont tous des appareils techniques du monde moderne » et, d’autre part, « le monument est le lieu de concentration du mouvement ». « Moins que partout ailleurs, écrivait-il, il convient d’y rester sur place, debout ou assis ; vous devez être mécaniquement porté, en haut, en bas… » Ce monument à l’information (la propagande) devait présenter « la dernière information, résolution, décision, la dernière invention, l’explosion des idées simples et claires, la création, seulement la création ». Il devait y avoir « un écran géant qui, le soir, par le truchement de pellicules cinématographiques, retransmettrait, vues à grande distance, les dernières nouvelles de la vie culturelle et politique mondiale… La radio, l’écran, les fils, étant tous éléments du monument, pourront être également éléments de la forme ».
On peut rapprocher ce projet et ces analyses de ceux d’Alexandre Vesnine pour l’immeuble de la Pravda de Leningrad (1924) : ascenseurs apparents, croisillons fonctionnalistes en façade et verre comme à Beaubourg, présence de l’information sur les murs. L’architecte affirmait que « chaque objet réalisé par l’artiste moderne a dans la vie le rôle actif d’organiser la conscience de l’individu, de produire un effet psycho-physiologique sur lui et de lui insuffler une énergie agissante » (1922). Pour Vesnine, « la tâche fondamentale de l’architecte est d’organiser une vie nouvelle, alors que la technologie n’est qu’un moyen pour le faire ». Le bâtiment est un organisme dont le fonctionnement fait la force qui impose un style de vie et organise l’activité sociale. C’est ce qui définirait le « nouveau monument ».
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L’héroïsme idéologique et la propagande ne sont pas – tant s’en faut – repris par Piano et Rogers mais ils partagent avec les architectes constructivistes l’idée que chaque élément architectural doit matérialiser une force et un mouvement. Par ailleurs, ce qui impulse le mouvement à la machine Beaubourg, c’est la place prise par l’information, la production d’information aussi bien que la prise d’information. Pour que Beaubourg soit, selon la formule d’Umberto Eco, cette « machine émettrice-réceptrice globale », il faut non seulement des « utilisateurs » (c’est ainsi qu’on désignait les responsables des quatre départements) mais aussi des usagers. Alors que la remonumentalisation dissocie la forme et la fonction, dans le premier Beaubourg, c’est le fonctionnement qui fait le monument : non plus un monument qui soit seulement support de mémoire, mais un monument qui participe à la production de la culture, qui l’actualise au lieu de la sacraliser.